NOTES À CÔTÉ-SOUVENIRS D'ASIE

Le voyage commence par une errance dans les dédales de Roissy, une longue attente pour l'enregistrement, un départ avec une heure de retard. Mais il y a des promesses de découvertes, d'inconnu sans doute, et tous ces désagréments sont mineurs.

Hanoi. De la grisaille tout d'abord, les impressions n'arrivent pas à se mettre en place. Il y a foisonnement partout ; sur la route venant de l'aéroport avec les panneaux publicitaires imposants ; dans les rues où les deux roues piaffent aux feux rouges pour démarrer pile quand la dernière seconde du compte à rebours disparaît ; quand on lève la tête et que les yeux se perdent dans l'amas de fils électriques qui s'enchevêtrent, se dépassent, se nouent, et vont se perdre sur on ne sait sur quelle façade ; sur la place Ba Dinh avec cette foule de visiteurs qui attendent de pouvoir pénétrer dans le Mausolée ; à tous les carrefours, pour tout surveiller, canaliser, des personnes assez jeunes en uniforme impeccable, vert, blanc, kaki, bleu-marine ; partout des chapeaux coniques ou autres couvre-chef, des parasols et des parapluies. La vie de 2,5 millions d'habitants. Et leur quotidien. Je capte au passage, accroupis sur le trottoir, celui qui se fait épouiller, celle qui fait la vaisselle, celui qui cire ses chaussures, celui qui se fait couper les cheveux face à un miroir un peu brisé.

Les jardins de l'Hôtel de Ville à Saigon
Les jardins de l'Hôtel de Ville à Saigon

Les Vietnamiens sont vifs, industrieux, sans cesse en mouvement, en recherche d'une solution pour résoudre un problème matériel ou financier. Jamais en retard d'une plaisanterie. "Le Vietnamien court, le Cambodgien marche, le Laotien dort" disent-ils malicieusement. Parlant de l'anarchie de la circulation ils font ce constat : "le feu rouge est décoratif à Hanoi, facultatif au centre du pays, impératif à Saigon". Ils se plaisent aussi à raconter ce qui se passe lors d'un accrochage. Si c'est un Américain qui est impliqué, il appelle un avocat ; un Allemand sort sa calculatrice ; un Anglais salue comme s'il avait un chapeau melon ; un Chinois est immédiatement agressif ; un Français regarde les dégâts et se dispute avec ceux qui l'accompagnent ; et un Vietnamien cherche à trouver de l'aide… Quoiqu'il en soit il n'y a guère de possibilité d'être paresseux. On travaille 7 jours sur 7,  on respecte 6 jours fériés par an. Thoong, notre guide de Saigon, espère améliorer sa situation. Parlant couramment le français, il se perfectionne en espagnol (il vient de passer un an en Colombie) et ainsi sera parmi les rares intervenants auprès des touristes hispanophones.

Ngâ, notre jeune guide à Hanoi, outre son travail avec les touristes français, cherche à monter sur internet un site de vente de vêtements. Elle est ouverte, charmante ; mais je la sens souvent se crisper ; elle prend un ton légèrement revendicatif et agressif à l'abord de certains sujets, Ho Chi Minh par exemple ou le régime politique. Elle est bien formatée, dans les cadres, prête à la propagande. Elle a raconté que les écoliers sont emmenés quasiment chaque semaine dans les tunnels où se cachaient les combattants. Entretien d'une mémoire et d'une flamme que l'on ne retrouvera pas au Cambodge.

Les Vietnamiens ne perdent jamais une occasion d'exprimer leur animosité envers les Chinois. Les piques sont fréquentes ; Thoong nous rappelle, lorsqu'il nous fait visiter au Musée National d'Histoire le département des poteries et céramiques, que la meilleure porcelaine, la plus belle, la plus fine est vietnamienne et non chinoise. Les Cambodgiens ne sont pas en reste ; commentant un bas-relief à Angkor, notre guide Sam nous montre des personnages, "des chinois avec les yeux bridés et de petites oreilles", car les grandes oreilles sont signe d'intelligence.

Village de Vung Vieng
Village de Vung Vieng

Bien que l'atmosphère de la Baie d'Along nous semble magique et nous suspende dans le temps, nous ne pouvons oublier, qu'autour de nous, tous s'activent et travaillent à leur survie. Le village (flottant) de pêcheurs de Vung Vieng enregistre environ 200 habitants ; sur le radeau qui porte la maison, on cultive des salades ; l'école (qui a reçu une aide d'étudiants australiens dans les années précédentes) est une pièce minuscule avec trois ou quatre pupitres ; un rideau sépare la salle de classe de la chambre de l'instituteur, de son lit plutôt. Une dame de 80 ans, tous les matins, sillonne les abords du village, entassant dans sa barque les détritus qu'elle trouve pour aller les brûler ensuite dans une grotte. Le gouvernement voudrait, paraît-il, rapatrier tout le monde sur la terre ferme pour régler les problèmes d'une population vieillissante et mieux organiser l'enseignement. Mais il se heurte au refus des pêcheurs et de leurs familles attachés à leur mode de vie.

Un cyclo à Saigon
Un cyclo à Saigon

Pas de surprise en se sentant dépaysé venant d'Europe et découvrant l'Asie. En revanche le contraste entre le Vietnam Nord et le Vietnam Sud, pour simplifier entre Hanoi et Saigon, saute aux yeux. Ce n'est pas l'imposant Palais de la Réunification à Saigon qui convainc que tout est accepté de gaieté de cœur. Comme souvent les populations n'ont pas le choix et s'adaptent à ce qu'on leur impose. Et il me semble que c'est une vertu vietnamienne, l'adaptation ; ou du moins un art de composer avec ce qui est inévitable. Mon impression à Saigon est qu'il y a moins de rigidité qu'à Hanoi, on rit davantage, on est moins enfermé dans une sorte de carcan idéologique, il y a comme un parfum de liberté, jamais d'opposition affichée mais des glissades dans l'humour. Ho Chi Minh Ville n'existe pas ; il n'y a que Saigon. Les lubies du Nord n'atteignent pas toujours le Sud où l'on est beaucoup plus pragmatique. Il paraît que les chauffeurs de taxi ne connaissent que la rue Catinat pourtant rebaptisée en 1954 Tu Do. Quatre rues à Saigon ont encore un nom français, Louis Pasteur, Alexandre Yersin, Alexandre de Rhodes, Albert Calmette.

Le dollar américain est souvent la monnaie de référence. Encore que les transactions en euros soient fréquentes. Nous avons eu certaines difficultés à convertir les monnaies locales. Mais le "banquier" du groupe nous a aidés. Il y a comme ça des machines à calculer ambulantes. Lorsque nous avons découvert qu'il nous fallait 50 000 dôngs pour donner un pourboire de 2 dollars, ou 29 000 dôngs pour payer un paquet de cigarettes (des "Alain Delon" !) à 1€ nous avons réalisé qu'il eût fallu un grand sac pour transporter les sommes nécessaires à nos dépenses… Finalement nous avons peu manipulé les dôngs au Vietnam ou les riels au Cambodge. Le pourboire est d'usage sans être exigé pour autant que nous ayons pu nous en rendre compte car Croisi Europe et son excellente organisation nous ont évité des impairs ; on réunissait les sommes destinées aux chauffeurs, aux guides  et autres et elles étaient remises par Hélène, la directrice de croisière ou par une personne du groupe. Au Vietnam, pas de mendicité ; au Cambodge c'était moins évident (dans les rues ou sur les sites) mais pas très visible en fait. D'ailleurs notre encadrement privilégiait l'échange plutôt que le don. Nous avons acheté le produit d'un travail, jamais fait l'aumône. La pauvreté, la précarité dominent souvent là où nous sommes passés mais  la dignité est toujours préservée. 

Quelques chiffres donnent une échelle de valeurs. Mme Khonh, la potière d'un village aux alentours de Kampong Chhnang au Cambodge, était contente le jour où nous l'avons vue. Elle venait de recevoir une commande pour confectionner une trentaine de pots qui lui seront payés 20 cents pièce ; avec 10 kilos d'argile à 1$ elle peut faire 20 pots. Il faut 70 cents pour acheter 1 kilo de riz. Mais je ne connais pas la consommation journalière de cet aliment. Sovannie, notre guide cambodgienne, nous a expliqué qu'il y avait peu de confiance dans le système bancaire ; sa grand-mère par exemple constitue un "bas de laine" qu'elle garde à la maison puis échange contre de l'or. 

Au Vietnam, comme au Cambodge, les parents qui ont peu de moyens ont des difficultés pour l'instruction des enfants. L'école est soi disant gratuite mais c'est sans compter les fournitures et autres frais annexes. Si bien que les enfants ne sont pas systématiquement envoyés à l'école. Lorsque les deux premiers savent lire c'est au tour des deux suivants nous a-t-on expliqué. L'école, dans les deux pays, fonctionne quatre heures le matin ou quatre heures l'après-midi avec alternance tous les mois.

Ces deux pays que nous avons visités ont d'autres points communs. Ainsi le culte de la peau blanche. Tout le monde se protège du soleil, les filles en particulier, jusqu'à ne laisser paraître que les yeux. Le masque sur le visage n'est pas porté pour se protéger de la pollution mais pour éviter l'agression du soleil. C'est encore plus flagrant au Cambodge où, influence de l'Inde aidant au cours des mélanges de populations, la couleur de la peau est facilement plus sombre.

Vietnam et Cambodge sont aussi en proie à une corruption dénoncée, inefficacement, par tous. Premier problème au Vietnam dit Thoong. Les fonctionnaires, (en fait les personnes directement rattachées au Parti, car celui qui travaille à la poste par exemple n'est pas considéré comme fonctionnaire) pratiquent népotisme et enrichissement personnel. C'est le fils du Premier Secrétaire du Parti, fraîchement émoulu d'une école de commerce, qui a pris la direction de l'hôtel Majestic à Saigon. Il ne s'appelle pourtant pas "Jean" a murmuré une personne de notre groupe… Les élections sont une mascarade. Tout le monde sait que les trois plus hauts personnages de l'état, le Président de la République, le Premier Ministre, le Premier secrétaire du Parti, se partagent les voix et distribuent leur influence sur les trois régions du pays : Nord, Centre, Sud. C'est à Saigon que l'on nous explique cela, pas à Hanoi ! 

Quant au Cambodge, la corruption est une institution. Le Roi, qui vit seul avec sa mère au Palais à Phnom Penh, est un fantoche aux ordres du Premier Ministre, lequel possède en nombre impressionnant maisons, Mercédès, quatre-quatre et comptes en banques. De bonnes résolutions sont prises parfois. Ainsi a été créé un office anticorruption. À la tête duquel a été nommé un directeur qui, à son arrivée, avait deux maisons et trois un an plus tard. Là aussi le peuple est lucide mais impuissant face à des élections toujours truquées. Le principal parti politique (il y en a huit) est le Parti du Peuple, directement issu des anciens khmers rouges. Voilà bien le plus choquant. Ces sinistres personnages occupent 90% des responsabilités. Il n'est donc pas étonnant qu'ils verrouillent tout ce qui peut rappeler cette sombre et horrible période où, au nom d'une idéologie dévoyée, ils ont torturé, massacré une grande partie de la population, éliminé tous les intellectuels. Et qu'ils décident, comme on vient de l'apprendre (août 14), qu'il n'y aura plus de procès.

 

Éléphant travailleur à Angkor
Éléphant travailleur à Angkor

Le Roi du Cambodge donc n'est pas marié ; il a soixante ans. Plus personne n'espère en sa descendance. On dit avec beaucoup d'indulgence "il ne veut pas se marier, il était danseur à Prague, c'est son choix". Les plus audacieux glissent "il est peut-être homosexuel". De toute évidence ce n'est pas lui qui aidera au redressement du pays. Et les 15 millions de Cambodgiens, dont 30% d'illettrés, essaient d'oublier, de survivre. Les touristes les aident un peu ; ils en reçoivent 3 millions par an, surtout asiatiques avec 50% de vietnamiens fréquentant les casinos en priorité. Il faut lire Éloge de l'éléphant de Jules Brossard de Corbigny ; l'un des chapitres nous apprend les ravages de l'addiction au jeu qui mène à un véritable esclavage, au XIXème siècle. L'addiction perdure. 

La photographie est-elle aussi un jeu ? Tout au long de ce voyage j'ai assisté à une véritable débauche. Les Asiatiques, de même qu'ils adorent le karaoké, se déchaînent en faisant des photos tous azimuts, surtout d'eux-mêmes. Ils prennent la pose avec beaucoup de grâce et de sourires, pratiquent le "selfie" à grande échelle, devant la maison d'Ho Chi Minh, devant la cathédrale de Saigon, sur tous les sites d'Angkor, dans les restaurants, dans la rue. C'est impressionnant. Tout autant que la furie des touristes, dont je fais partie mais avec une certaine modération… Des appareils sophistiqués, des compacts, des téléphones, des tablettes, tout est utilisé sans discontinuer et peut-être sans trop de discernement pour capter tout ce qui tombe sous les yeux. Je suis un peu perplexe, surtout quand je demande quelle suite sera donnée à ces images. On ne sait trop me répondre comme si la question était incongrue.

Baie d'Along
Baie d'Along

Mais la croisière s'amuse n'est-ce pas ? On a bien trop peur que les voyageurs s'ennuient, comme des enfants qui ne sauraient s'occuper. Alors, pas une minute de répit ; on nous propose des activités pour remplir un temps qui ne doit pas être libre. Après la séance de Tai Chi sur le pont au lever du soleil, on peut se faire masser, apprendre à fabriquer des nems, s'initier au pliage des serviettes, aller le soir à la pêche aux calamars. Comme si rêver devant les beautés mystérieuses de la Baie d'Along ou se laisser aller à la contemplation au fil du Mékong n'avait pas de valeur ; comme s'il valait mieux s'agiter plutôt que se réjouir l'âme. 

La croisière de 605 kms  que nous avons effectuée sur le Mékong et le Tonlé Sap, de Saigon à Siem Reap, a été riche, épuisante, diverse, enthousiasmante, dépaysante, exceptionnelle, inoubliable. 

Le voyage de retour met tout en berne. Des Chinois nous envahissent de leurs cris à l'aéroport de Siem Reap, "mais ils se tairont dans l'avion parce qu'ils ont peur", ironise une personne du groupe. Ce qui s'est révélé exact… Les mines rébarbatives et peu engageantes des divers personnels que nous devons affronter nous rendent moroses. Impossible d'arracher un sourire aux policiers qui étudient nos passeports. On a l'impression d'être des intrus. Il faut, au contrôle de sécurité, enlever ses chaussures, les ceintures, voir confisquer les limes à ongle et autres objets présumés dangereux, exhiber un certificat médical parce qu'une prothèse "sonne". Difficile, voire impossible, de dérider les hôtesses dans l'avion. Même quand on on se risque à plaisanter parce que l'omelette proposée au menu est introuvable…


 

Qu'importe. Les souvenirs sont ailleurs. Les visages, les paysages, le fil de l'eau, dont les images perdurent,  continuent à m'enchanter.